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ENTRETIENT AVEC JEAN-CLAUDE FOREST -1995- -Reproduction interdite-

Je collectionne depuis près de 20 ans des dessins originaux et plus particulièrement des planches originales de bande dessinée. Je possède entre autres, de nombreux dessins de T.A. STEINLEN, Frank ROBBINS, Raymond POïVET et Jean-Claude FOREST. Jean-Claude FOREST , qui est mort en décembre 98, était un dessinateur que j'admirais, c'était aussi un ami.
En 1995 pour faire comprendre les raisons qui m'amènent à collectionner les planches originales de certains dessinateurs de bande dessinée, j'ai eu l'idée d'écrire un texte destiné à la revue "le collectionneur de bande dessinée " (texte paru en 1996). J'en avais envoyé le brouillon à Jean-Claude FOREST, qui m'a proposé d'en discuter pour me faire part de ses remarques.
C'est FOREST qui a voulu que cette conversation soit enregistrée, pour faciliter mon travail.
Cette conversation met en avant un malentendu entre lui et moi. Je ne parle que du dessin alors que lui revient vers le scénario. A chacun ses obsessions... Malgré tout, notre approche de la planche originale de bande dessinée est la même :
la fonction première de la bande dessinée est, et doit rester, de raconter quelque chose. Une planche ne doit pas être conçue pour être accrochée à un mur ! Ce qui n'empêche pas la planche d'avoir une valeur graphique, indépendante de sa fonction initiale.
Les peintures anciennes et spécialement les peintures religieuses, n'avaient pas comme fonction d'être des oeuvres d'art, cela n'empêche pas qu'on les regarde aujourd'hui comme telles. Les planches originales de bande dessinée peuvent aussi avoir cette deuxième vie.
Autre point à souligner, certains propos ne concernent que les BD tendant vers le réalisme et ne concernent pas les BD caricaturales.


Pour rendre une telle discutions plus lisible, les propos ont été sélectionnés et légèrement remaniés.


Ph. LEFEVRE : Les planches originales de bande dessinée sont de plus en plus recherchées. Certaines atteignent des prix élevés.
FOREST : Une question se pose, elle n'est pas nouvelle, c'est que un très grand nombre de dessinateurs ont une cote élevée virtuellement, mais finalement on ne trouve pas leurs planches. Parce qu'ils ne les vendent pas pour des raisons qui leurs sont personnelles. S'ils les mettaient sur le marché, quel serait l'effet sur leur propre cote qui n'est que théorique et sur l'ensemble des dessins originaux de bande dessinée?
Il y a quand même énormément de planches, la carrière entière de certains, dans des tiroirs.
P.L. : Le simple fait de vendre rends les planches moins rares et fait baisser les prix.
F. : C'est toujours la même histoire. La plupart des dessinateurs vend au son du canon, quand ils ont besoin d'argent. Alors que l'astuce serait probablement de s'organiser en vendant par exemple à l'étranger.
P.L. : Comment doit-on considérer la planche originale de BD.?
F. : On peut très bien, dans une bande dessinée de 80 pages, choisir 1 planche que l'on isole parce qu'elle est bonne, graphiquement indépendante, parce qu'elle s'impose.
On pourrait aller plus loin, dans une planche on peut choisir 1 dessin. On se trouve devant une opposition complète entre la fonction première de la BD qui est de raconter une histoire et puis il y a le petit miracle ponctuel qui s'adresse à d'autres gens.
C'est en ce sens que le rôle des collectionneurs de planches est du plus grand intérêt -surtout s'ils affinent leur goût- ils savent isoler la qualité d'une planche pour lui donner un rôle différent. Le dessin dépasse sa fonction première pour devenir en soi une oeuvre.
Dans la bande dessinée on ne s'attache pas à la perfection dans chaque image, ce qui compte c'est la cohérence générale.
Mon point de vue personnel, que j'ai tellement dit et redit, c'est qu'il y a 2 types de dessinateurs, peut-être de scénaristes aussi. Il y a ceux qui font toute leur vie la même chose et qui la font de mieux en mieux jusqu'à ce qu'ils deviennent gâteux, alors ils déclinent. Et puis il y a ceux, poussés par je ne sais quelle inquiétude, qui changent sans arrêt, ils sont toujours eux-mêmes mais à chaque fois ils courent des risques.
P.L. : Le dessinateur a sa personnalité que l'on retrouve d'une page à l'autre, même s'il n'est pas toujours aussi inspiré. Il y aussi l'influence du scénario : s'il doit dessiner un type au téléphone ce sera toujours moins bien qu'une scène d'action.
F. : Il y a l'influence du scénario, il y a aussi l'influence de l'état physique et psychologique du créateur. Il peut faire une mauvaise planche après en avoir fait une bonne.
Finalement ce n'est pas fréquent les modes d'expression composites dont on peut séparer les éléments. La bande dessinée on peut !
P.L. : La chanson aussi. On peut séparer la musique et la poésie.
F. : Certaines chansons qui marquent la sensibilité d'une époque, qui sont génératrices d'une grande émotion, ont des textes débiles. Si on sépare la musique du texte, c'est la catastrophe.
P.L. : Revenons au dessin...
F. : Le dessin, même sous la forme de gravure, a toujours occupé une place secondaire par rapport à la peinture et à la sculpture. Il a toujours eu une situation d'infériorité. On connaît la situation cruelle des illustrateurs du 19ème comme par exemple Gustave DORÉ qui parce qu'il était trop connu comme illustrateur n'a jamais pu se faire reconnaître comme un peintre.
P.L. : La BD peut être considérée soit comme un genre littéraire, soit comme un genre graphique, soit comme un genre à part. Ca peut être les 3 en même temps, l'un n'empêche pas l'autre.
F. : La forme finie, quand ça parait dans un journal ou un album, tirerait plutôt vers l'oeuvre littéraire, l'oeuvre narrative. Qui peut aller des romans populaires à la poésie.
(...)
P.L. : Au musée d'art moderne de New York, on trouve des dessins animés et du design industriel mais pas de BD. Les planches originales sont dans des bibliothèques.
F. : Il y a une ambiguïté qui est évidente. C'est un des effets de la singularité de la bande dessinée.
P.L. : C'est d'autant plus incompréhensible que l'Amérique c'est la patrie de la BD.
F. : La bande dessinée américaine était destinée à un public extrêmement large, familial, populaire. C'est ce qui faisait sa rigueur, parce qu'elle ne devait faire honte à personne. Les dessinateurs américains (tel STERETT) étaient 10 fois plus modernes que leurs peintres. A l'opposé des dessinateurs de BD français qui se considéraient comme des peintres ratés, les peintres américains d'avant guerre étaient des écrivains ou plutôt des cinéastes ratés.
P.L. : même si les dessinateurs américains avaient été différents, ils ne seraient pas dans les musées.
F. : En tout cas, en France et en Europe, on voit plus les planches originales dans les musées que dans les bibliothèques. Les albums dans les bibliothèques et les planches dans les musées.
P.L. : Oui mais quels musées ?!!! Les musées de la bande dessinée !!!
F. : C'est là le grand problème ! On est encore dans un ghetto. Mais la bande dessinée n'a pas a se plaindre. Imagine les illustrateurs, je ne parle pas seulement des illustrateurs du 19ème que j'aime tant ...
P.L. : Ce qui est incompréhensible c'est que la BD est bien étudiée, elle est a la mode, il y a beaucoup d'amateurs, mais malgré cela elle reste dans un ghetto. On sait qui sont les grands dessinateurs mais il n'y a que des amateurs de BD pour s'intéresser aux planches.
Une bonne BD ce n'est pas forcement du bon dessin, d'ou le problème d'un musée de la bande dessinée.
F. : Un musée de la BD doit avoir un double rôle. Le premier purement didactique doit présenter un panorama de la production française et internationale correspondant à tous les publics en prenant le plus exemplaire ou le plus représentatif. Ca ne veut pas dire que ça doit être bien dessiné. Ca doit correspondre à la sensibilité d'un moment, à un public donné.
Après on ne s'intéresse plus à la bande dessinée vraiment mais à son sous-produit "le beau dessin ".
La planche originale n'est pas faite pour être vue mais pour être reproduite. On n'aurait pas dû les voir, ça fait partie des mystères de l'art.
Un musée de la bande dessinée devrait exposer la BD telle qu'elle est dans son phénomène . J'avais d'amicales querelles avec Raymond POïVET quand je lui disais que le meilleur dessinateur de BD c'était Lyman YOUNG. Parce que lui disait exactement ce qu'il fallait dire et rien d'autre, jamais il ne faisait un joli dessin qui allait foutre en l'air une belle histoire. Alors que POïVET disait "c'est pas ça la BD, à la limite ce qu'il faudrait faire c'est une bande dessinée sans scénario ". Deux visions opposées.
Quant à la qualité d'un dessin même isolé, en aucun cas le graphisme, le souci d'ordre plastique, ne doit écraser le propos. Il faut que le dessinateur se démerde pour être génial dans son rôle, tout en étant le plus respectueux possible vis à vis du scénario. Plus encore, en exaltant le scénario. Il doit être à la fois un graphiste du plus haut niveau possible et un prestataire de service parfait.
P.L. : mais pour la planche originale le scénario n'a pas plus d'importance que le sujet pour une peinture.
F. : C'est là qu'intervient le troisième personnage, le troisième couteau : le collectionneur, qui doit être un collectionneur éclairé. Il doit dans un ensemble choisir le petit miracle. Dans la deuxième salle du musée, on ne doit pas exposer n'importe quoi. On doit exposer ce qui est réussi.
Ce que je critique c'est le faste inutile de certains dessins. L'image trop belle éloigne assurément du contenu, de son intention.
Il y a eu une école qui venait d'Amérique, l'image devait crever la page. Il y avait des coups de poing qui sortaient du cadre. Pour moi, je ne pouvais pas lire ces bandes dessinées (il est vrai que je suis très vieux) parce que le fait qu'on sorte de la case faisait qu'on me ramenait au niveau du papier. Donc je n'étais plus dans l'image, plus dans l'histoire.
On doit respecter des règles qui sont liées au propos initial qui est de raconter quelque chose.
P.L. : Mais être au service du scénario n'empêche pas la recherche graphique et une volonté de faire un beau dessin. C'est ce qu'a fait CANIFF par exemple. F. : Il n'y a aucune incompatibilité. CANIFF est l'exemple, comme beaucoup d'américain, de celui qui a servi son sujet.
On pourrait dire que STERETT (Dieu sait si je l'admire) n'en a fait qu'à sa tète. Dans certain cas il a fait de la décoration. Mais c'était un dessinateur humoristique et dans ce domaine on a plus de souplesse, plus de marge.
P.L. : Les années 1962-1977 sont extrêmement créatives pour la bande dessinée française. Ce furent 15 années de "grâce "! C'est à ce moment que toi, POïVET, PICHARD, GILLON et GILLAIN font des choses superbes, qu'apparaissent MOEBIUS, DRUILLET, TARDI, etc... Cette créativité est due au fait que les éditeurs ont permis de faire des choses jusque-là impossibles. Le phénomène de reconnaissance de la BD a joué ainsi que la meilleure connaissance des maîtres américains.
Peut-être aussi la créativité des années 60...
F. : Pour ma part, je crois que la révolution a été molle, a été lente. Elle s'est faite à partir de phénomènes dû au hasard. Barbarella je l'ai fait dans un petit torchon avec un copain. Ca a été publié par LOSFELD qui s'intéressait alors au Club des Bandes Dessinées.Le début des années 60 ce n'était pas une période de création, on avait un peu le droit d'élever la voix. DRUILLET et PELLEART se sont engouffrés dans la brèche.
Ca devait déjà bouger un peu dans Pilote avec GOSCINNY, mais a mon avis c'est avec la naissance d'À Suivre que ça a vraiment bougé. L'intelligence de Didier PLATEAU chez Casterman, c'est d'avoir dit 2 choses : 1- on va considérer la BD comme de la littérature (le BD-roman),2- il n'y a plus de standards, un espace temps narratif totalement libre.
C'est là que ça s'est passé !
P.L. : Tu parles du scénario ou de la BD dans sa globalité, mais pour le dessin, la révolution s'est produite avant ! MOEBIUS c'est avant. Métal Hurlant c'est avant À Suivre.
F. : Tu as raison. Il y eut d'un coté Métal et de l'autre À Suivre. Ils ont l'un et l'autre beaucoup comptés dans la prise de pouvoir, qui n'a été que temporaire, des créateurs de bande dessinée.
Là ou on pourrait s'interroger beaucoup c'est sur le fait qu'il n'y a pas eu de suivi. La dégradation a été très rapide. La bande dessinée française a été, un moment, extraordinaire. Avec la coexistence des genres, des tas de choses très différentes pouvaient être publiées en même temps. Alors qu'aujourd'hui on voudrait que les choses s'alignent vers un réalisme réalist
e, et les pleurnicheries sur la misère de notre temps... P.L. : POïVET me faisait remarquer que les grands dessinateurs américains faisaient de la bande dessinée populaire, ils voulaient s'adresser au plus grand nombre, alors que les grands dessinateurs européens de la période moderne sont des marginaux. Ils n'ont pas de succès véritablement populaire et chacun est différent des autres. Cela influe sur la valeur des planches, les américains ayant illustré des séries célèbres et largement diffusées dans le monde.
F. : Aux États-Unis, pour des raisons de publication quotidienne des strips, il y avait des contraintes extrêmement strictes. Cette rigueur se traduisait par une rigueur graphique. C'est particulièrement vrai chez Chester GOULD. Quand on réunit des strips américains, on est frappé par une espèce de somptuosité dans la variation des combinaisons : des noirs, des blancs, des mouvements, des plans, des scènes statiques/scènes dynamiques. Une richesse extraordinaire. Quand tu regarde les planches publiées aujourd'hui dans un journal cher à mon coeur comme À Suivre, tu t'aperçois que sur 2 pages qui se font face, apparemment il ne se passe rien. Tout est pareil pareil pareil. C'est sinistre. Pour les couleurs, soit ils font de la lumière telle qu'elle est dans la vie, comme ici triste à mourir, c'est triste à mourir partout, et ça ne bouge pas. Après ça, c'est la nuit, c'est triste à mourir aussi mais au lieu d'être en jaune c'est en bleu. Ou alors ils choisissent un autre parti, parce que c'est beau, ils ne risquent pas grand chose : ils font un camaïeu. Tu as 5 ou 10 pages jaune/rose-jaune/vert et après ça 10 pages avec une autre combinaison. Je te met au défit de choisir une planche, elles ne sont pas mauvaises, elles sont toutes pareilles !
Pour moi, ça c'est parce que la bande dessinée a quitté ses plates-bandes. Elle ne sait plus ou elle en est. La liberté est une chose qu'on ne doit pas donner à tout le monde, elle doit être gérée. C'est pas de la liberté là, c'est de l'aliénation. Il n'y a plus aucun repères. C'est la complaisance en permanence. Je vais te donner un exemple, là je n'ai pas peur d'être méchant. "XIII " qui a tellement de succès (à mon avis épouvantablement mal dessiné, un dessin vaseux ). Ils ne connaissent plus rien au découpage. Alors que cette bande était prépubliée dans un quotidien, dans une conversation la question peut être posée dans la dernière case et la réponse donnée dans la page suivante, c'est à dire le lendemain !!
Dans une page il doit y avoir un propos. Tu ne doit jamais en déborder. Quand tu as un truc à dire, il doit tenir dans un espace comme dans une boite. La page n'est pas extensible. Le drame, c'est que aujourd'hui la bande dessinée est une espèce d'accordéon sans fin.
(...)
F. : Je m'étonnerais toujours de l'inculture des gens de la bande dessinée. C'est le mode d'expression le plus délibérément inculte. On ne veux pas savoir s'il y a eu quelque chose avant ou à coté. Est-ce que c'est la forme évolué d'un moyen d'expression extrêmement spontané qui n'a pas à chercher ses références ailleurs ? L'attitude la plus courante des dessinateurs et des auteurs c'est de n'avoir pour référence (durable pas simplement à leurs débuts) que les bandes dessinées qu'ils ont lues dans leur enfance. Les modèles venus du passé cheminent à grand peine.
P.L. : C'est peut-être parce que être créateur dans un domaine marginalisé pousse à ne s'intéresser qu'a des domaines marginalisés comme la BD , la science-fiction ou le roman policier.
F. : C'est très juste. Dans ces conditions on est comme dans une bulle d'air qui voyage dans une veine et quand ça arrive au coeur ... PROUFF !!
P.L. : L'inverse est aussi vrai. Les tenants de la "culture " ne s'intéressent pas à la bande dessinée ou à la science-fiction. Le manque de curiosité est partout!
F. : C'est la réponse du berger à la bergère.
Tout ce qui touche à l'enfance et au "bas peuple " n'a pas à entrer dans les musées. On peut en parler comme un phénomène de société c'est tout. Ca devrait changer.
Le monde de l'art refuse de reconnaître le dessin de bande dessinée comme étant une oeuvre en soi, vivant sa vie indépendamment de sa fonction première. C'est ça le problème.
Un jour il faudrait faire une exposition de votre collection toi et ton frère. Ca vaudrait le coup car ce serait une manière pour vous, de vous positionner parmi les collectionneurs qui ont fait preuve de cohérence.

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